Pierre Serne
Extrait de Vélo & Territoires, la revue n°60
Président depuis 2014 du Club des villes et territoires cyclables, cet historien de formation a derrière lui, à 48 ans, deux décennies de mandats locaux et d’engagements auprès de figures comme Dominique Voynet, Yves Cochet, Anne Hidalgo ou Benoît Hamon. Une voix incontournable.
Comment avez-vous été amené à vous intéresser aux questions cyclables ?
C’est venu avec les responsabilités. J’ai grandi en banlieue et suis un enfant des transports en commun et des métros en bois vert et rouge. Ma sensibilisation au vélo s’est affinée plus tard, avec mon engagement politique, en particulier lorsque j’étais directeur adjoint du cabinet de Denis Beaupin lorsqu’il était lui-même adjoint aux déplacements à la Mairie de Paris entre 2005 et 2008. C’était au tout début de l’aventure Velib’, des couloirs de bus ouverts aux vélos… À l’époque, Denis Beaupin était aussi président du Club des villes cyclables. Être à ses côtés pendant ces moments charnières m’a permis de mesurer que ce sont des fonctions et des questions qui ne sont pas toujours simples, voire parfois conflictuelles. En tout cas occuper à mon tour ce poste de président du Club représente à la fois une continuité et une cohérence.
Vous parlez de relations parfois conflictuelles. N’est-ce pas paradoxal s’agissant de modes de déplacement réputés « doux » ?
Davantage que des modes « doux », je parlerais plutôt de modes « actifs » même si, c’est vrai, ce sont des modes qui tendent dans l’absolu vers un idéal d’apaisement et de pacification. Sur le papier, les échanges sur ces questions devraient être paisibles pour permettre un partage au plus juste de la voirie, en gardant en tête de ne surtout pas être sectaire, ni n’agir que sur un mode sans tenir compte des autres. Tout l’enjeu est de se répartir efficacement, intelligemment et équitablement l’espace qui est à notre disposition. Tout ceci mis bout à bout, la voiture ne peut, en théorie, que devenir résiduelle.
Et pourtant, malgré la rationalité des chiffres, les poches de résistance restent une réalité. Pourquoi, selon vous ?
L’origine de cette résistance n’est ni culturelle, ni structurelle. Elle est économique. En cumulé, le budget communication des grands groupes automobiles s’élève à un milliard d’euros par an, ce qui n’est pas anodin. Je l’ai expérimenté de près lorsque j’ai soulevé l’article 40 du Code de procédure pénale qui, en 2015, a provoqué l’affaire dite du Dieselgate. Sur les premières quarante-huit heures, le Parquet a déclenché une enquête préliminaire et j’ai été sollicité par plusieurs médias pour m’exprimer sur le sujet. Ensuite ? Passé ces deux premiers jours, plus rien. Le silence total. En revanche, ici et là, des campagnes de publicité des grands groupes automobiles… Cette temporalité était impressionnante à observer.
Le fait que la demande des habitants est aujourd’hui très forte, ça accélère tout. L’opinion publique est aussi un levier de plus en plus important.
La France a vécu confinée du 17 mars au 11 mai. De par les avancées réalisées, trouvez-vous, comme d’autres, que la cause du vélo a progressé de dix ans au cours de ces semaines-là ?
Collectivement, cette période a d’abord permis de mesurer à grande échelle que le modèle de société existant n’était plus viable en l’état. Il est heureux de constater qu’Élisabeth Borne, notre ministre des Transports, puis de la Transition écologique et solidaire sur cette période a, elle aussi, fait en sorte de dépasser le stade du constat pour passer à celui de l’action. Certes, le fait que les transports en commun sont moins fréquentés n’est une bonne nouvelle pour personne. Pour autant, la volonté des élus coïncide désormais avec les attentes de leurs administrés. Ajoutez à cela le fait que, plus que jamais, la question transcende les clivages politiques et, oui, il est possible de dire que le moment est favorable. C’est indéniable.
Les aménagements cyclables de transition mis en place dans nombre d’agglomérations font toutefois grincer des dents, chez les automobilistes notamment…
Il y a un hiatus à comprendre. Si l’enjeu pour les cyclistes est d’être de plus en plus nombreux sur la route, la symétrie n’est paradoxalement pas vraie pour les automobilistes. Car davantage de voitures, c’est aussi davantage de bouchons et cela, objectivement, qui en a envie ? Dans l’absolu, ça va très bien aux automobilistes que d’anciens automobilistes deviennent cyclistes, car ça leur libère de l’espace. Là où ça coince c’est quand, pour permettre aux cyclistes de circuler en sécurité, les pouvoirs publics retirent une voie aux automobilistes. J’ai eu des discussions très riches sur ces points avec la Fédération française des motards en colère. Tout cela permet de réaliser que si chacun voit midi à sa porte, les choses sont loin d’être binaires. Les intérêts se croisent et se complètent. Par essence, un bon itinéraire a des usages multiples.
Vous avez été chargé par le ministère de la Transition écologique et solidaire de recenser les initiatives des collectivités concernant la mise en place d’aménagements cyclables de transition, et de répertorier les différents freins rencontrés. Quelles tendances en ressortent ?
Déjà, il est important de rappeler qu’Élisabeth Borne restera comme la ministre sous l’égide de laquelle un pas de géant aura été fait pour toutes ces questions. Ceci posé, tout l’enjeu sur ces problématiques a souvent été de réussir à mettre d’accord une diversité de collectivités. Dès lors qu’il y a une volonté commune de faire, ça avance vite. Le fait que la demande des habitants est aujourd’hui très forte, ça accélère tout. L’opinion publique est aussi un levier de plus en plus important. Il y a un wagon à ne pas rater, et de plus en plus de collectivités en prennent conscience.
Le vélo a aussi été au centre de la dernière campagne des Municipales. Une première…
Cela fait deux ans que le vélo est au cœur du débat. Le mouvement des « Gilets jaunes », l’essor du VAE, le Baromètre de la FUB… Je suis élu local depuis 2001 et c’est une vraie satisfaction de voir que tout ce travail de longue haleine commence à payer. Qui sait, peut-être que demain notre travail militant ne sera plus nécessaire. C’est tout le mal que nous pouvons nous souhaiter, je pense [sourire].
Diriez-vous du vélo qu’il est aujourd’hui à même de faire gagner ou perdre une élection ?
À la marge, au niveau local, lorsque le scrutin est serré, je dirais que oui. Je pense par exemple que, pour la récente élection municipale à Marseille, ça a joué. Au niveau national, c’est moins certain, même si je déconseille aux candidats encore réticents de le proclamer trop fort [sourire]. Du reste, dans un monde idéal, le vélo est appelé à terme à devenir un non-sujet puisque tout le monde en aura saisi l’utilité…
Tout l’enjeu est de se répartir efficacement, intelligemment et équitablement l’espace qui est à notre disposition.
Toutes ces réflexions convergent vers une question vue par beaucoup comme l’éléphant dans le salon : fondamentalement, qu’est-ce qui sépare encore le Club des villes et territoires cyclables
de Vélo & Territoires, aujourd’hui ?
La distinction originelle entre tourisme à vélo, vélo loisirs et vélo du quotidien est de moins en moins franche, effectivement. De surcroît, nous travaillons de plus en plus et de mieux en mieux ensemble. Je pense que les choses se feront d’elles-mêmes. Qui plus est, les compétences attribuées aux collectivités ont évolué et, avec les dernières Municipales, la gouvernance de nos deux structures est appelée à changer. S’il faut être un au lieu de deux nous le ferons. Je n’ai surtout pas de religion arrêtée sur la question…
Propos recueillis par Anthony Diao