Sonia Lavadinho
Extrait de Vélo & Territoires, la revue n°56
Chercheuse à l’école polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse), à l’école normale supérieure de Lyon (France) et à l’université de Genève, Sonia Lavadinho a fondé en 2012 l’entreprise de conseil BFluid. Ses réflexions sur les mobilités et leur impact sur les transformations urbaines méritent d’être entendues. Dont acte.
Votre triple formation de géographe, de sociologue et d’anthropologue vous confère une vision à la fois technique et humaine des enjeux de mobilité. Comment en vient-on à bâtir une pensée aussi globale ?
C’est un puzzle. D’abord, il faut bien comprendre que la ville est un lieu multipolaire, ce qui appelle une mobilité multimodale. Pour beaucoup la voiture est encore perçue comme un couteau suisse, capable de résoudre à la fois les problématiques de distance et de temps. Or, la désirabilité de la ville est davantage liée aux dynamiques de proximité et à la manière dont celles-ci s’imbriquent, occasionnellement et à une certaine vitesse, pour composer nos espaces de vie. Notre but en ville n’est jamais de dévorer les kilomètres mais plutôt de faire des rencontres. Je rejoins en cela la réflexion de mon confrère Vincent Kaufmann lorsqu’il affirme que ne pas être contraint de se déplacer sans cesse devient finalement le vrai luxe. Il observe l’évolution des qualificatifs associés à l’automobile. Il y a quelques années, la voiture était synonyme de « liberté ». Aujourd’hui, beaucoup la voient certes encore comme « pratique » mais aussi comme une « contrainte » : garder ses mains une heure au volant est considéré comme une perte et non un gain de temps. Pour devenir plus attractive, la ville multipolaire doit offrir une multimodalité plus sexy, avec des alternatives à l’automobile qui font envie. C’est la métaphore de la garde-robe. Quelle tenue vais-je porter lorsqu’il fait chaud ? Lorsqu’il fait froid ? Pour une soirée ? Pour aller faire du sport ? Est-ce que je porte pour l’essentiel des « habits de vitesse » ou des « habits de proximité » ? Et comment puis-je bien mixer les deux ? Il existe suffisamment de littérature et d’avancées techniques autour de ces thèmes aujourd’hui pour permettre une offre adaptée aux besoins de la plupart.
Pour vous, tout miser sur le vélo pendulaire est une erreur…
Je pense effectivement qu’il s’agit d’une erreur fondamentale de se focaliser uniquement sur le motif travail et encore sur un seul mode de transport comme réponse à tout, comme était une erreur le choix, jusqu’à une période encore récente, de ne miser que sur les voitures puis, plus tard, que sur les transports en commun, et de fabriquer la ville en conséquence avec des réseaux routiers dédiés optimisés pour la vitesse de chacun. La question est plutôt : comment partager ce réseau ? Comment faire primer la proximité et la connectivité sur la vitesse ? Alors oui le vélo doit être envisagé sous l’angle domicile-travail, et c’est à ce prix que le désengorgement des grands axes aux heures de pointe se poursuivra. Nous ne devons toutefois pas faire l’erreur de concentrer tous nos efforts sur ce levier-là. Pour faire émerger une véritable culture du vélo, celui-ci doit servir à tous, y compris aux enfants et aux seniors, à toute heure et pour tous les motifs. À trop le focaliser sur le travail, le vélo devient ce qu’il n’est pas : un pur outil fonctionnel pour aller vite et loin, alors qu’il s’agit avant tout d’un instrument de contact rapproché avec la ville. Nous avons tous en poche le même budget « temps » pour nos déplacements. En moyenne 30 à 45 minutes, selon les villes. La question est : comment allons-nous l’investir ? Plus de proximité, ou bien plus de distance ? Plus de vitesse, ou bien plus de texture du trajet ? Nos choix doivent avant tout passer par une mobilité libre, qui s’adresse autant à ceux soumis à des contraintes horaires qu’à ceux qui souhaitent prendre leur temps.
Quel rôle joue la marche, dans ces réflexions ?
En tant que ciment de la ville multimodale, la marche a un rôle vital à jouer, et nos deux pieds devraient être notre mode par défaut pour des courtes distances. Entendons-nous : « courtes » ne veut pas dire 500 mètres, mais plutôt deux ou trois kilomètres, l’équivalent de 24 minutes ou bien de 46 minutes, soit le budget « temps » classique consacré à nos déplacements. Si vous enfourchez votre vélo, ce serait plutôt pour couvrir dans cette même demi-heure des distances plus grandes, de trois à dix kilomètres, voire plus aujourd’hui avec le vélo à assistance électrique. Les modes motorisés, quant à eux, sont plutôt à réserver aux distances les plus longues. Chaque mode de transport doit pouvoir s’exprimer dans son intervalle de distances optimal par rapport à cette fameuse demi-heure de budget « temps » que nous réservons à nos déplacements au sein de nos agendas.
N’y-a-t-il pas une confusion dans les villes entre distances et modes de déplacement ?
Complètement. Tous les modes sont aujourd’hui utilisés pour gérer les dynamiques de proximité, en dépit de leur rayon d’efficacité optimal. L’on prend encore trop souvent par défaut sa voiture couteau suisse à 50 km/h ou son vélo électrique à 20 km/h pour parcourir 2 km que l’on pourrait parfaitement atteindre à pied à 5 km/h en à peine plus de 20 minutes. Les vraies marges de manoeuvre pour créer des villes apaisées ne se situent pas dans la création de pistes cyclables tous azimuts qui viennent encore se superposer aux couloirs de vitesse déjà existants, mais plutôt dans la conscientisation de comment utiliser ces 20 minutes à bon escient en investissant dans le mode de transport le plus adapté pour faire de ces 20 minutes une vraie expérience de temps plein.
Pour faire émerger une véritable culture du vélo, celui-ci doit servir à tous, y compris aux enfants et aux seniors, à toute heure et pour tous les motifs.
Vous insistez justement beaucoup sur la qualité de ces déplacements…
C’est une réflexion de bon sens. Prenons ce fameux objectif d’un minimum de dix mille pas par jour pour être en bonne santé. Suivant la taille de vos jambes, ça correspond à plus ou moins deux heures de marche quotidienne. C’est un budget « temps » conséquent et c’est précisément là que la réflexion doit être globale.
C’est-à-dire ?
C’est-à-dire que le vélo doit ici s’envisager non plus seulement sous l’angle infrastructurel mais de plus en plus sous l’angle culturel. Si vous voulez que ce temps employé pour votre santé le soit utilement, il doit s’inscrire dans le cadre d’une ville accueillante pour les corps en mouvement. Et une ville accueillante est une ville qui favorise les frottements et les rencontres, soit tout l’inverse des villes de couloirs vers lesquelles beaucoup d’agglomérations tendent aujourd’hui ! Penser global, c’est penser que ces temps de trajets ne se résument pas seulement à aller d’un point A à un point B. Ces temps doivent créer l’opportunité de rencontres et de discussions, de goûter à une texture du trajet plus riche pour nos sens, dans un contact plus rapproché avec la nature. Se contenter d’évoluer en parallèle sur nos couloirs d’asphalte tourne le dos à tout cela et c’est dommage. Dans le monde vivant, les principes d’autorégulation sont clés pour assurer une meilleure biodiversité. En ville, assurer la biodiversité des publics et des motifs passe aussi par plus d’espaces partagés dans lesquels les vitesses sont globalement basses et l’autorégulation peut se faire sans heurts. Ce sera intéressant de suivre à cet égard l’expérience de Bègles, qui devient cet été la première ville française à généraliser le 30 km/h sur tout son territoire, à l’instar de villes pionnières comme Graz en Autriche ou Pontevedra en Espagne, que j’ai eu toutes les deux l’occasion de visiter. Des villes impressionnantes pour leur convivialité et leur vitalité commerciale, alors même qu’elles ne sont pas piétonnisées et sont très loin de la ville musée. C’est donc possible de trouver une troisième voie. Ce n’est pas aux cyclistes, aux rollers et aux autres utilisateurs de véhicules sans coque de tendre vers le modèle que proposait la voiture, à savoir aller toujours plus vite au milieu de ses semblables. Il me semble au contraire plus pertinent de ralentir et de prendre le temps de se rencontrer. Pour moi une piste cyclable n’a de sens que si un enfant de trois ans qui apprend le vélo peut s’y élancer sans danger. Et c’est encore loin d’être le cas…
Ce message est-il audible au sein de la communauté vélo ?
À vélo, en voiture, en bus ou sur nos deux pieds, à la fin nous sommes tous des humains. Et l’objectif premier des humains n’est jamais de se déplacer pour se déplacer, mais pour se rencontrer. Il ne faut jamais oublier que, une fois sa voiture ou son vélo garés, un automobiliste ou un cycliste revient à son état naturel de bipède. À nous de susciter le désir de prendre son temps en ville, et donc l’envie de choisir avant tout notre propre corps en mouvement, et pour sa santé, et pour son environnement. Ça passe par des interactions positives avec ce tissu social dont la trop grande vitesse et/ou l’habitacle de son véhicule les privent habituellement. À Barcelone, par exemple, le modèle des supermanzanas consacre les coeurs des macro-îlots à la fonction civique plutôt qu’à la fonction circulatoire. À présent les gens s’y croisent, se parlent, et les enfants et les seniors se sentent à leur place au milieu de la rue. Cela renforce cette fameuse biodiversité et apaise le visage de la ville.
Quels sont les leviers qui permettraient de tendre plus rapidement vers cette ville de demain ?
Les aspects serviciel et évènementiel me semblent incontournables si vous voulez un jour voir se multiplier ces cyclistes et ces piétons augmentés. Des labels comme celui de Global Active City participent de cette démarche, puisqu’ils responsabilisent les décideurs sur des questions cruciales comme la santé ou le coût de la sédentarité.
Quelle est la marge de manoeuvre des décideurs lorsqu’ils prennent conscience de cette globalité ?
Elle est celle qu’ils se donnent car le réseau viaire est à eux. Il y a bien entendu des enjeux complexes à résoudre, comme ceux liés à la logistique, mais qui sont aussi des domaines d’innovation où les choses évoluent grâce à la Smart City et à l’Internet des objets. Heureusement, malgré tous les freins, parfois plus liés à nos mentalités qu’à des réelles difficultés de mise en oeuvre, il existe de réelles fenêtres d’opportunité aujourd’hui pour aller vers des villes plus apaisées et plus partagées plus vite que nous ne le pensons. Dans les pays scandinaves, mais aussi en Italie, en Espagne ou au Portugal, des pays traditionnellement « cancres » et attachés à la voiture, les exemples de reconquête des villes par les modes actifs se trouvent aujourd’hui partout en Europe.
Le 26 juin 2019, le député François Ruffin mettait en ligne une vidéo tournée dans la cour de l’Assemblée nationale par une journée de canicule. Il interrogeait des confrères et des membres du gouvernement sur la cohérence d’imposer des restrictions aux Français tout en continuant eux-mêmes à privilégier la voiture pour parcourir des distances parfois de l’ordre de quelques centaines de mètres. De réponse en réponse, il apparaissait que l’enchaînement très rapproché des rendez-vous expliquait cette compression du temps et cette sensation de course permanente bien connue sous le nom d’« agenda de ministre ». N’y a-t-il pas là matière à réflexion sur un étalement à échelle plus humaine de ces rendez-vous ?
Complètement. Il faut savoir prendre du recul sur le sens de tout ça et sortir de cette logique de plannings congestionnés, qui compressent les transitions au point de presque vouloir les gommer. Il est urgent de réapprendre à se fabriquer du temps plein, à aimer être à l’endroit où nous sommes mais aussi à prendre le temps d’apprécier le chemin qui nous conduit là où nous allons. Prévoir des respirations dans l’agenda, même si ce sont des agendas de ministres ! La même logique prévaut avec l’agenda parascolaire de certains enfants. Lorsqu’elle est mal pensée, la vitesse ne fait pas accélérer. Elle ralentit. Or, pourquoi vouloir à tout prix aller vite si au final c’est l’effet inverse qui se produit ?
Une ville accueillante est une ville qui favorise les frottements et les rencontres, soit tout l’inverse des villes de couloirs vers lesquelles beaucoup d’agglomérations tendent aujourd’hui !
Êtes-vous optimiste quant à la prise en compte de ces arguments dans la réflexion contemporaine ?
Je suis confiante dans le fait que l’offre finira par s’adapter à la demande, et que cette demande change dans le sens de privilégier toujours plus les dynamiques de proximité. La génération des millenials est beaucoup plus attachée que ses aînées à moins investir de temps dans les trajets, ou alors un temps plus bénéfique pour eux et leur entourage. Le développement des nouveaux modèles de travail plus ancrés dans ces dynamiques de proximité et le développement de textures du trajet plus riches, notamment avec la multiplication des tiers-lieux et des espaces de co-working et la transformation des interfaces de transport en véritables hubs de vie, avec plus de services et d’expériences à la clé sur des temporalités beaucoup plus larges et variées, favorise des formes nouvelles de pendularité qui se diversifient de plus en plus. Les millenials prêtent de plus en plus attention non seulement à l’édifice où se situe leur entreprise mais aussi à tout le quartier environnant et ce qu’il peut leur offrir en termes de qualité de vie, sur le temps de midi et après le travail, mais aussi, et c’est nouveau, lors de temps de pause consacrés à la vie personnelle qui s’imbriquent de plus en plus tout au fil de la journée aux temps consacrés au travail et aux déplacements, perçus comme des respirations bienvenues et des opportunités pour faire des pas de côté. Les facteurs qui guident ces choix rejoignent ce que je vous disais au début : une aspiration à un rapport plus lent au temps mais au final mieux vécu. Et la conscience, enfin, que le temps passé à se déplacer est, aussi, un temps de vie. À nous d’essayer d’en faire un vrai temps plein.
Propos recueillis par Anthony Diao
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