Florence Gilbert
Extrait de Vélo & Territoires 47
Directrice du Laboratoire de la mobilité inclusive et présidente de Wimoov, cette Française défend la pluralité de profils d’usagers à prendre en compte avant d’amorcer toute action sur ces thématiques. Son credo : se soucier d’abord des plus faibles rend ensuite plus fort.
- À quel moment de votre parcours avez-vous été amenée à vous intéresser
à ce thème de la mobilité ?
Wimoov est né des grèves étudiantes de 1995 à la faculté de Nanterre et de l’expérience de covoiturage qui s’en est suivie. Les gens ne savaient plus comment se déplacer, alors trois étudiants ont décidé de prendre les choses en main. Notre conception du covoiturage était – et est toujours ! – sensiblement différente de celle que l’on trouve habituellement sur les sites Internet, car les études montrent qu’il n’y a pas un profil unique d’usagers mais bien plusieurs. Pour nous, l’humain reste le levier pour essayer de faire changer les politiques et les mentalités.
- Par exemple ?
Prenons le cas du quartier du Petit Nanterre. Nous nous sommes rendus compte que de nombreuses femmes qui y résidaient n’avaient jamais appris à faire du vélo et que, quand bien même elles sauraient en faire, jamais il ne leur serait venu à l’idée d’utiliser ce moyen
de transport pour se rendre à leur travail, tant était ancrée en elles l’idée que le vélo est dédié à l’usage de loisirs et de loisirs uniquement… Nous avons donc mis en place des vélo-écoles spécifiques, avec des possibilités de louer des vélos à assistance électrique, etc. Mais surtout nous avons compris que pour que tout cela n’en reste pas là, il fallait accompagner ces personnes afin de lever les freins pour changer les mentalités et les comportements au quotidien.
- Wimoov est également co-fondateur du Laboratoire de la mobilité inclusive, dont le dernier terme fait référence par antinomie à celui d’« exclusion ». Est-ce bien sur ce point que vous souhaitez mettre l’accent ?
Tout à fait. En effet, si nous abordons en priorité la problématique de la mobilité sous l’angle des personnes en empêchement de mobilité, que constatons-nous ? Que les ramifications sont considérables, tant en matière d’accès à la formation que d’accès à l’emploi. La mobilité est une liberté et, malheureusement, souvent nous ne le mesurons que lorsque nous en sommes empêchés, que ce soit physiquement, financièrement, mais aussi en termes d’accessibilité ou de blocages cognitifs. La notion de peur, par exemple, est encore trop souvent négligée.
- Qu’entendez-vous par peur ?
Par peur, j’entends celle qui peut étreindre certaines personnes au moment d’emprunter les transports collectifs, par exemple. Cette réalité-là est souvent sous-estimée. C’est une erreur de croire que le premier besoin de ce public est de se tourner vers des mobilités alternatives. Avant d’envisager cela, ce qui importe à ces personnes est d’abord d’être rassurées. Ce n’est qu’ensuite que pourra être envisagée la question de la mobilité au sens où elle est généralement entendue. Vous savez, 80 % des personnes avec lesquelles nous travaillons sont des demandeurs d’emploi, et 20 % sont des seniors ou des personnes avec handicap. Pour nous, la notion d’accompagnement est donc centrale – d’où le rôle de nos conseillers en mobilité.
- Être basé à Paris, c’est un levier important pour pouvoir faire entendre votre voix auprès des décideurs ?
En réalité nous avons deux sièges. L’un est en banlieue parisienne, l’autre à Marseille. Mais le plus important pour nous, ça reste nos 25 plateformes réparties en neuf régions sur l’ensemble du territoire national, et la surface qu’elles nous permettent de recouvrir. À ceci s’ajoutent nos 85 salariés et les quelque
10 000 personnes que nos actions concernent. Tout ceci mis bout à bout nous offre une visibilité sur l’ensemble du territoire ainsi qu’une vraie expertise.
- De quelles œillères vous a-t-il fallu peu à peu vous débarrasser à mesure que vous avez été amenée à creuser ces thématiques ?
Ce que nous n’imaginions pas en commençant à travailler sur la mobilité, c’était l’importance de ces freins, justement. Pour nous, au départ, la mobilité faisait essentiellement appel à notre fibre environnementale et renvoyait tout au plus à la question de la précarité énergétique. Assez rapidement, pourtant, nous nous sommes aperçus que le spectre était bien plus large. Aujourd’hui en France, sept millions de personnes sont concrètement en situation d’empêchement de mobilité, et nous pensons que cette question n’est pas prise par le bon bout par les pouvoirs publics.
- C’est à dire ?
C’est-à-dire que les Vélib’, par exemple, sont sur le principe une très belle idée. Mais en les lançant en priorité à destination du grand public, cela crée mécaniquement de l’exclusion vis-à-vis des personnes – et elles sont nombreuses, comme je vous le disais – qui sont exclues de ce grand public. Pourquoi ne pas réfléchir, dès la phase de conception, aux potentiels freins que pourraient rencontrer ces personnes dans l’usage de ces innovations ? Cela permettrait d’éviter certaines dépenses et certains aménagements réalisés a posteriori, et qui ne sont pas toujours efficients.
- L’un de vos crédos est également de rappeler que le vélo n’est pas la panacée mais une partie seulement de la solution…
C’est exactement ça. Les études le montrent :
10 % des personnes ramenées vers l’emploi le sont grâce au vélo. C’est bien mais ça reste ef-fectivement 10 %. À chaque déplacement correspond son type de transport, et il y a deux idées maîtresses à garder en tête : d’abord, que l’usager se sente à l’aise ; ensuite, veiller à privilégier les modes actifs eu égard à leurs incidences sur la santé et sur l’effet de serre. Pour moi, le vélo est une solution, mais ce serait une erreur de limiter la mobilité à ce mode. L’important, je me répète, c’est de ne pas inhiber voire exclure des personnes qui sont sur le chemin du changement de comportement.
- Comme tout acteur militant, cet investissement quotidien en temps et en énergie doit vous valoir d’alterner les phases d’euphorie et de découragement…
Et comment ! La principale satisfaction pour nous, ce sont les retours de bénéficiaires de nos actions. Cela est rassurant de se rappeler que notre travail n’est pas dénué de sens. Je dirai même que parfois ces petits mots nous donnent des ailes ! À l’inverse, il y a d’autres moments où les choses mettent du temps à avancer, où les interlocuteurs sont difficiles à convaincre, etc. Il faut alors garder le cap et avoir foi en nos actions. J’ai conscience que nous évoluons dans un environnement où les mentalités sont difficiles à faire bouger, et en même temps force est de constater que les choses changent peu à peu dans le sens pour lequel nous militons. Chaque palier de franchi nous redonne de l’énergie pour dix ans !
- Vous avez des exemples concrets, récemment ?
Oui. Quand je dis ça, je pense par exemple au discours du Président de la République à Vesoul, fin 2015, sur la création de cent plateformes annuelles, ou alors à la directive du Premier Ministre selon laquelle toute politique publique devra désormais être corrélée à une politique de mobilité, ou encore à la venue du GART (Groupement des autorités responsables de transport) à l’Assemblée nationale. Ça, ce sont des signes encourageants !
- Vos actions, c’est un peu le mythe de Sisyphe, sauf que de plus en plus le rocher redescend de moins en moins bas…
Exactement ! Au fond, changer de culture c’est long mais, dans ces moments-là, j’aime à m’en remettre à la sagesse de La Fontaine et son « Patience et longueur de temps font mieux que force ni que rage ».
- Vous appartenez à une génération pionnière sur les problématiques de mobilité, or voici que la relève pointe déjà le bout de son nez. Quels sont les enjeux qui vous attendent, ensemble ?
Cette thématique de la transmission est quelque chose qui me tient à cœur. Déjà, je crois qu’il est clair que je militerai toujours en faveur de la multimodalité et du multidéplacement. Comprendre cela me paraît une nécessité aujourd’hui. Ensuite, la réussite de ce travail dépend également de notre capacité à ne pas nous enfermer dans la recherche de la réponse à une seule thématique et à l’égard d’un seul public. Les nouveaux services sont des chances, pensons dès leur conception aux plus exclus. Faire pour tous et avec tous : clairement, tous autant que nous sommes, nous avons tout à y gagner.
Pour en savoir plus : www.wimoov.org
Propos recueillis par Anthony Diao