Amanda Ngabirano
Extrait de Vélo & Territoires 44Diplômée de l’université de Greenwich (GB) et intervenante remarquée lors de Velo-city en juin 2015 à Nantes, l’urbaniste ougandaise Amanda Ngabirano, également enseignante à l’université de Makerere de Kampala, est surnommée Madame Vélo au pays des boda-boda (moto-taxis) et des matatus (minibus-taxis). Rencontre avec une militante méritante.
- Quand avez-vous eu le déclic pour le vélo ?
Depuis ma petite enfance, j’étais attirée par l’acte de pédaler. Je voulais apprendre mais je n’y étais pas autorisée.
- Pourquoi ?
Parce que j’étais une fille. Ce n’est que lorsque je suis partie étudier aux Pays-Bas que je me suis dit que, cette fois, personne ne pourrait m’empêcher d’essayer. Le vélo, pour moi, incarnait le moyen le plus sexy et le plus moderne de me déplacer. Le plus simple, le plus joyeux et le plus économique. Aujourd’hui je dois avouer que j’aime tellement le vélo que si je devenais un jour un leader politique dans mon pays, j’en ferais le chantier prioritaire de mon action.
- En débarquant aux Pays-Bas, vous imaginiez-vous devenir, quelques années plus tard, la Madame Vélo de l’Ouganda ?
Pour être tout à fait honnête, lors de mon arrivée aux Pays-Bas, j’ai commencé par me déplacer en transports en commun, pour la bonne et simple raison que c’était ce qu’il me semblait approprié de faire. Et puis je me suis rendue compte que le bus aussi avait son coût et ses inconvé-nients. C’est à ce moment-là que je me suis décidée à acheter un vélo, et surtout à apprendre à en faire !
- Ce fut la meilleure décision qui vous ayez prise depuis votre arrivée en Europe ?
Probablement, oui. J’avais une voiture avant d’aller aux Pays-Bas, mais je savais au fond de moi que je voulais faire du vélo. À présent que j’y avais enfin goûté, je me suis promise d’essayer de faire avancer ces questions à mon retour en Ouganda. Le problème, c’est que les décideurs que j‘ai rencontrés pour en parler étaient tous choqués de voir une Ougandaise faire l’apologie du mot vélo. Un jour quelqu’un a même dit “C’est encore Madame Vélo, qui vient parler de vélo”. Le surnom est resté. Petit à petit, les gens ont commencé à se poser des questions sur ce mode de transport dont ils ignoraient globalement tout… Exactement comme moi jusqu’à ce que j’attrape le “virus néerlandais” !
- Vélo… Madame… Ce surnom, c’est un double challenge à porter, non ?
Non, ça va. Il révèle surtout toute la circonspection que suscite cet amour du vélo. Je passe pour une rêveuse – et peut-être que je le suis. Si c’est le cas, c’est un beau rêve.
- Après vos treize mois aux Pays-Bas, vous avez déclaré que “si le vélo était effectivement pour les pauvres, alors il devrait y avoir davantage de cyclistes ougandais que néerlandais”. Que vouliez-vous dire par là ?
Nous sommes un pays en voie de développement, et les Pays-Bas sont un pays développé. Si nous pensons que le vélo s’adresse aux pauvres, et que tant de Néerlandais l’utilisent, est-ce à dire que les Néerlandais sont plus pauvres que nous ? En fait je pense qu’il faudrait inverser la proposition. Il faudrait dire que les pauvres pédalent avant tout pour faire des économies. Si nous prétendons par exemple combattre l’analphabétisme, alors il nous faut envisager le vélo comme un moyen de réduire la distance qui nous sépare de l’école. Nous, les pauvres, avons davantage besoin du vélo que les riches. Et nous pouvons devenir riches grâce au vélo, puisque l’industrie du vélo permet de créer de l’emploi. Le vélo, c’est de l’or que nous nous refusons de regarder en face pour l’instant. Nos urbanistes et nos gouvernants n’ont pas encore compris tous les bénéfices que la mobilité procure, par exemple au niveau de la santé.
- Quels sont les interlocuteurs les plus réceptifs à vos arguments ?
Tous sont difficiles à convaincre. Même ma famille a commencé par me rire au nez, à me dire que c’était une idée vraiment saugrenue ! Au début ça a été très douloureux, et puis je me suis habituée à ce que cette réaction initiale soit la norme. Aujourd’hui je suis prête à me battre pour que cette idée soit acceptée. Les pires restent encore les décideurs : ils ont toujours mille raisons de repousser l’échéance. Leur argument le plus fréquent concerne le financement ou le manque d’espace pour aménager des bandes cyclables. Imaginez comme cela peut être décevant lorsque, en tant qu’urbaniste, vous l’entendez de la bouche d’un autre urbaniste. Le public et les usagers sont en attente de solutions sécurisées. Et je peux tout à fait entendre, vu les infrastructures proposées, que le vélo ne soit pour eux qu’un plan B ou C.
- Votre famille est-elle toujours aussi dure à convaincre, aujourd’hui ?
Aujourd’hui ma famille est sensibilisée au vélo. Et mon fils de 10 ans me montre régulièrement des rues qu’il a repérées et qu’il serait possible d’emprunter à vélo.
- Qu’est-ce qui est le plus périlleux, à terme : circuler à vélo en 2016 dans les rues de Kampala, ou persister à penser que rien ne changera et que, au fond, il est plus sûr de continuer à se déplacer à l’abri du cockpit d’une voiture ?
Il est bon d’avoir des gens qui se déplacent à vélo dans une ville chaotique comme la nôtre. Ils prennent ainsi conscience des bénéfices qu’ils peuvent retirer de cette démarche, tout en sachant quel challenge quotidien cela représente. Quelque part c’est délicat de mettre les gens comme ça sur la chaussée, parce qu’ils vont découvrir ce qu’il s’y passe et, clairement et légitimement, vont vouloir prioriser leur sécurité ; en même temps, plus il y aura de cyclistes sur la route, plus vite les
autorités devront prendre conscience de la nécessité d’agir vite. En fait c’est ça mon but : réveiller les urbanistes et les dirigeants. Parce que s’ils n’essaient pas, s’ils n’ouvrent pas leur esprit à ça, ils continueront à penser que le vélo à Kampala est de l’ordre du facultatif. Or je suis certaine qu’il y a des automobilistes qui essaieraient volontiers le vélo si les rues étaient plus sûres. Les choses peuvent changer, mais il faut de la conviction et des actes.
- Dans le film Bamako d’Abderrahmane Sissako (2006), une avocate du procès symbolique de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international conclut sa plaidoirie en parlant de “devoir d’une génération”. Voyez-vous la question cyclable comme le “devoir d’une génération”, elle aussi ?
C’est en partie à la génération précédente et à l’influence occidentale en matière d’expansion routière que notre génération, en particulier dans les pays en voie de développement, doit d’être tellement orientée voiture. La jeune génération rêve principalement de voitures – des grosses, des larges et des puissantes. Bien que ceux qui peuvent se le permettre ne soient qu’une minorité, ils réussissent à se mettre les urbanistes dans la poche. Il faudra beaucoup de courage, de finesse et de pugnacité aux urbanistes et décideurs de cette génération pour proposer quelque chose de viable aux cyclistes. Cela impliquera des décideurs désintéressés, qui considéreront les usagers comme étant égaux entre eux et leur accorderont des opportunités égales en matière de mobilité.
- Au fond tout ceci se résume à une question d’égalité…
Exactement. C’est pour cela que nous continuons à défendre l’idée que le vélo est un levier contre la pauvreté. Mais c’est peut-être aussi pour cela qu’il n’y a pas vraiment d’agenda sur ce sujet – et j’ai du mal avec ça, car je trouve ce raisonnement alambiqué. Est-ce pour que les pauvres n’aient pas à se plaindre que rien n’a encore été planifié ? L’ironie c’est que la majorité, ici à Kampala, est toujours pauvre. Il faudra du temps pour que l’attitude à l’égard des cyclistes, et donc leur condition, s’améliore.
Propos recueillis par Anthony Diao