Denis Grozdanovitch
L’art difficile de faire se la bicyclette
Né le 9 mai 1946, Denis Grozdanovitch a été champion de France junior de tennis (1963), et plusieurs fois champion de France de squash (1975, 1980) et de courte paume. Diplômé de l’IDHEC, il se consacre dorénavant à l’écriture. Petit traité de désinvolture (2002), Brefs aperçus sur l’éternel féminin (2006), De l’art de prendre la balle au bond : précis de mécanique gestuelle et spirituelle (2007), L’art difficile de ne presque rien faire (2009) ou La puissance discrète du hasard (2013) sont quelques-uns de ses ouvrages publiés.
- Quel rapport entretenez-vous avec le vélo ?
Je me déplace à vélo dans Paris depuis quarante ans. J’ai bien eu une Mobylette il y a longtemps, mais je lui préfère de loin la bicyclette. A vélo, je me sens libre et ma vitesse est vraie.
- Vous dites vous déplacer à vélo dans Paris. Est-ce toujours aussi sportif ?
Ecoutez, pour relier cette activité à un sport que je connais bien, je dirais que traverser Paris à vélo c’est comme livrer un match de tennis. A aucun moment vous ne devez relâcher votre attention. Avec les années, je pense avoir développé une sorte de sixième sens cycliste, en tout cas un b.a.-ba des erreurs à ne pas commettre et des détails sur lesquels il faut être vigilant.
- Pouvez-vous les énumérer ?
J’en vois deux principaux. En un, je dirais qu’il est fondamental d’apprendre à regarder au bon endroit et au bon moment. Tendre le bras ne suffit pas lorsque vous voulez tourner. Il faut regarder si la voie est libre avant d’engager la manoeuvre, à tout le moins s’assurer visuellement que votre intention a été comprise et que personne ne s’amusera à vous couper la route. En deux, je surveille particulièrement les silhouettes dans le rétroviseur des voitures en stationnement. Les portières qui s’ouvrent brutalement sont une arme de destruction massive des cyclistes !
Le chemin de la cohabitation sur la chaussée vous semble encore long…
Et comment ! Vous savez, ma belle-soeur a été la toute première victime du Velib’. Elle avait 59 ans et n’avait pas pédalé dans Paris depuis vingt ans. Elle a été victime de son enthousiasme et d’un livreur trop pressé. Les livreurs, les taxis, les véhicules jaunes de La Poste, tous ces usagers dont la vitesse est une source de revenus m’incitent à la plus grande prudence. A titre personnel, j’ai équipé mon vélo d’un rétroviseur et je veille à baliser mon itinéraire avant de me lancer dans une traversée de Paris. Il y a des endroits où je préfère ne pas passer.
- Vous êtes un enfant des Trente Glorieuses. L’un des paradoxes de cette période faste n’est-il pas d’avoir débouché sur une civilisation plus à l’aise avec un volant qu’avec un guidon ?
Il est vrai qu’avec l’essor économique de cette époque, l’automobile est devenue un signe extérieur de richesse. Mais je dirais qu’il s’agit avant tout d’un signe extérieur de richesse matérielle. L’automobile, pour moi, ça reste surtout du registre libidinal, avec tout ce qu’il y a de connoté dans ces histoires de petites et de grosses cylindrées… Si je devais développer le parallèle, je dirais qu’au
signe de richesse matérielle que continue à représenter l’automobile, le vélo représente quant à lui un signe extérieur de richesse… intellectuelle. En tant qu’écrivain, mon choix est vite fait !
- Vous avez sans doute eu l’occasion de pédaler dans d’autres lieux que Paris. Cela a-t-il modifié votre façon d’envisager le vélo ?
J’ai effectivement eu l’occasion de pédaler à New York, à Melbourne, mais aussi chez moi sur les routes vallonnées de la Nièvre, où le vélo à assistance électrique m’a révélé tous ses avantages…
C’est cependant en Côte d’Ivoire que j’ai pris la plus grande leçon cycliste de ma vie. Ce jour-là à Abidjan, j’ai été témoin d’un accident de la circulation entre un cycliste et un automobiliste. Vu comme les choses s’étaient passées, le cycliste était visiblement dans son tort. Ce n’était pourtant pas l’opinion de mon voisin dans l’attroupement qui s’était formé, et son argument était imparable.
Selon lui, dans un accident de la circulation, c’est toujours le plus fort qui a tort, point. Sa remarque m’a parue frappée au coin du bon sens, surtout si vous considérez l’aspect sacrificiel que représente l’usage de la bicyclette dans nos métropoles saturées. Pédaler dans ce contexte, c’est faire fi de sa fragilité pour s’inscrire dans une démarche durable et responsable. Mon voisin avait donc raison : dans un monde idéal, le cycliste devrait toujours avoir la priorité !
Propos recueillis par Anthony Diao