Claude Marthaler
À 48 ans, le “cyclonaute“ suisse en a passé quinze à tourner ses pédales autour de la planète. Auteur et conférencier improvisé, il rêve de créer à Genève un centre culturel du vélo. Paroles de passionné : « Si la bicyclette permet à un enfant de devenir adulte, elle permet à un adulte de rêver et de rester un peu enfant. C’est le monde de l’innocence mais aussi – ne l’oublions pas – celui de la santé. Sans dopage et avec l’enthousiasme pour seule essence, le vélo est un engin du futur. Une machine à penser et à se dé-penser, une véhicule pacifiste et foncièrement positif, qui ne connaît pas la marche arrière. Il unit et transcende les hommes. Sans aucun doute, le meilleur ami de l’homme ».
- Qu’aurait été votre vie sans le vélo ?
Dès que j’ai atteint l’âge de tenir un guidon, j’ai vécu la grisante et illusoire sensation de maîtriser mon destin. En pédalant à travers le monde, j’ai réalisé mon rêve d’enfant et franchi à chaque méridien une épreuve intérieure. Une sorte de cyclisme existentiel. En 1986, suite à un grave accident de parapente, la vie aurait pu en décider autrement. Cloué sur un lit d’hôpital, j’ai alors tout imaginé, y compris un voyage… pédalé à mains. Je pédale donc je suis.
- Quand je ne pédale pas, j’essaye de partager. Quelles différences entre l’usage du vélo en Occident et tel qu’il est perçu en d’autres points du globe ?
Dans notre minuscule monde riche, la bicyclette est perçue comme un symbole de liber-té, d’émancipation, de santé, de loisir, ou un moyen écologique de déplacement. Ailleurs, pour ne prendre que deux exemples, les “boda-boda“ (vélos-taxis à la frontière de l’Ouganda et du Kenya) ou les “kadahuiles“ du Congo en guerre civile, le vélo est clairement un instrument de torture dont on se passerait bien s’il ne s’agissait de survie… En Chine, il n’y a pas si long-temps, un fiancé devait être à même d’offrir à sa promise les trois choses qui tournent : une montre, une machine à coudre et une bicyclette. Aujourd’hui, le vélo électrique et le scooter supplantent peu à peu le vélo traditionnel… Par ailleurs, si aux Etats-Unis, je suis considéré comme pauvre avec mon VTT, passée la frontière mexicaine, je deviens riche pour la même raison. « Est-ce une punition de rouler autour du monde ? » m’interroge un soldat ougandais. « Mais pourquoi cherchez-vous le malheur ? » me demande un Djiboutien. « Es-tu orphelin ? » me questionnent l’Asiatique et le Sud-Africain tandis que le Chinois pense que je suis le fils d’un directeur d’usine ! « Pollé sana ! » (en swahili : « je partage tes souffrances ») me répètent l’Africain de l’Est. « La police suisse est-elle à tes trousses ? » Suis-je un cycliste profes-sionnel grassement rémunéré par mon gouvernement ?… D’un point de vue européen, celui qui ne voyage pas a un problème. En Afrique, celui qui voyage est riche, mais parce qu’il est riche et qu’il voyage à bicyclette, il doit vraiment avoir un problème !
- Dans les différentes étapes du progrès humain, le vélo est-il l’ancêtre ou la relève des véhicules motorisés ? Et en ce cas, la tentation du tout-automobile des pays émergents n’est-elle pas un passage inévitable ?
Sans doute les deux. En Inde, l’arrivée de la “Nano“, la voiture la moins chère au monde, reléguera encore un peu plus tous les engins propulsés par la seule énergie musculaire. Les rickshaws (une invention de missionnaires européens au Japon), symboles de sous-développement aux yeux des gouvernants des pays pauvres, se voient déjà interdits d’accès aux centre-villes, au risque de disparaître tôt ou tard… Le choix du tout-automobile des pays dits “émergents“ est un choix politique. Il reflète le même refus constant, plus grave et plus ancien, de lutte contre la pauvreté et l’analphabétisme. A cette démocratisation planétaire du droit à la pollution, correspond un indiscutable accroissement des inégalités et des problèmes de santé… A l’inverse, dans les villes congestionnées des pays riches, la complémentarité des moyens de déplacement et la mobilité douce sont au cœur des débats. Les triporteurs ou les pousse-pousses font leur ré-apparition à l’usage des commerçants et des touristes. Mais en réalité, tout reste encore à faire. La pensée productiviste associée à la technologie “autonome“ (qui suit sa propre loi), si elle a été utile pour construire la prospérité dans laquelle nous vivons, est par contre incapable de la maintenir, par manque de consistance, de culture, tout autant que d’éthique. Le vélo doit devenir un instrument et un symbole d’une technologie de la maturité.
- Si vous deviez convaincre un élu récalcitrant de l’utilité de développer la pratique du vélo sur son territoire, quels arguments avanceriez-vous ?
C’est à sa responsabilité en tant qu’humain, mère ou père de famille, plutôt qu’à l’élu que j’aimerais d’abord m’adresser. En donnant la priorité à son propre corps comme moteur de ses déplacements (à pied ou à vélo), on devient la dynamo de la santé personnelle, sociétale et planétaire. La santé, le seul bien dont nous disposons réellement. Le changement est important, peu onéreux et immédiatement perceptible : prévention de maladies cardio-vasculaires, tumorales et neurologiques, maîtrise de son temps et de ses pensées, ressource de sa propre humeur et de sa liberté, cadeau d’un air de qualité et sans bruit, garant d’un espace sans danger, transmission du goût de l’effort et de la patience à ses enfants, offre de compagnie à ses amis, etc. La mobilité motorisée désagrège les liens sociaux, dé-sécurise les lieux publics et représente 30 % de la pollution globale. Une diminution est possible. Elle serait bien moins pénible par exemple que la baisse du chauffage ou de l’énergie indispensable à la cuisson des aliments.
Si en Afrique, les “pistes cyclables“ (sentiers de terre battue) permettent aux villages les plus reculés de commercer, en Europe, leur implantation réintroduirait ce qui nous fait tant défaut : la convivialité. L’aménagement urbain exemplaire d’Amsterdam ou de Copenhague au profit de l’usage de la bicyclette révèle, en France comme en Suisse, notre irresponsabilité et notre façon archaïque de traiter l’usage du vélo au quotidien.
- Se déplacer à vélo plutôt qu’en auto, n’est-ce pas préférer le rythme à la vitesse ?
En ville, sur une distance de trois à quatre kilomètres, la bicyclette est imbattable. Que ce soit pour aller acheter le pain ou faire un tour du monde, à vélo, tout est d’abord une question de rythme. À chacun de trouver son propre rythme pour pouvoir se laisser grandir. La vitesse tue : le nombre élevé d’accidents de la route et les conséquences du recours au dopage sont éloquents. C’est le lièvre et la tortue. La Fontaine avait raison…
Claude Marthaler est l’auteur de trois livres : “Le Chant des Roues“ (Olizane, 2002), “Dans la roue du monde“ (Glénat, 2004) et “Entre Selle et Terre“ (Olizane, 2009). Sur demande, il présente l’un de ses diaporamas “7 ans à vélo autour du monde“ ou “3 ans à vélo en Afrique et en Asie“ ou le film documentaire “Le retour du voyage“. www.yaksite.org et cyclonaute@gmail.com
Anthony Diao