Philippe Gaboriau
Sociologue, chercheur au CNRS et enseignant au Centre de la Vieille-Charité à l’École des hautes études en sciences sociales de Marseille. Né en 1952 dans une famille ouvrière passionnée par le vélo, cycliste prati-quant depuis l’enfance, coureur cycliste de 14 à 22 ans. Livres publiés : “Le Tour de France et le vélo, histoire sociale d’une épopée contemporaine“ (1995), “Les spectacles sportifs. Grandeur et décadence“ (2003). Enquêtes en cours et livres à paraître sur les mo-des de vie et les valeurs des milieux populaires de la France contemporaine (France rurale de l’Ouest de la France et ville de Marseille) et sur les trois âges du vélo.
- Pourquoi avoir découpé l’histoire du vélo en plusieurs… cycles ?
Disons que j’ai cherché à étudier les transformations sociales de la France contemporaine depuis la Révolution française. Pour mieux comprendre ces transformations, j’ai suivi, dans plusieurs de mes enquêtes, un objet social : le vélo. De 1817, date d’invention du vélocipède, à nos jours, l’histoire des pratiques cyclistes peut se diviser en trois grandes formes, trois espaces mentaux originaux.
- Quels sont-ils ?
Dans sa première forme, le vélo est une sorte de cheval mécanique. Il représente la vitesse bourgeoise et progressiste dans la France du dix-neuvième siècle. C’est un nouveau loisir, un nouveau sport, un premier tourisme. La mode coûteuse de la bicyclette des années 1890 va marquer les prémices de l’automobile et de l’aéroplane. On rêve alors, grâce à la bicyclette, d’un âge d’or industriel.
- Vient ensuite la deuxième forme…
Oui. Là, le vélo devient l’automobile du pauvre. Il incarne la vitesse populaire dans la France du vingtième siècle. Jusqu’aux années 70, c’est le modèle dominant. La bicyclette est alors un produit industriel exemplaire qui devient accessible à ceux qui le produisent. Son prix par rapport aux salaires baisse de façon spectaculaire. Le vélo se présente alors comme un instrument primordial pour la conquête des loisirs et des vacances. Un temps et un espace jusque là séparés, interdits pour les jeunes ou les familles de milieux populaires…
- C’est là qu’arrive la troisième forme ?
Oui. Le vélo devient ici vitesse écologique. Un nouveau vélo, le VTT, est né en Californie au milieu des années 1970. Et pour la seconde fois dans l’histoire, après les années 1890, les classes supérieures, souvent urbaines, s’équipent. Machine aux dimensions de l’homme, instru-ment non destructeur, invention qui ne brise pas le milieu humain, la bicyclette s’oppose aux autres moyens de locomotion modernes, automobile en tête. Elle devient une machine amie qui lutte contre l’illusion du progrès industriel.
- Vitesse bourgeoise puis populaire puis écologique, avec toujours l’automobile comme pendant…
Voilà. Dans la première forme, le vélo, locomotion mécanique, sert de modèle à l’automobile, in-vention de la fin du dix-neuvième siècle. Dans la deuxième forme, l’automobile des classes supé-rieures est un exemple pour les pratiques cyclistes du peuple. Dans la troisième forme, le vélo s’oppose à l’automobile.
- Quelles données sociologiques vous ont permis de dégager ces séquences ?
Un chercheur en sciences sociales, qui travaille à la fois sur le temps présent et sur l’histoire récente, a plusieurs manières d’étudier. D’abord en lisant, dans les bibliothèques ou les archives, les documents d’époque (livres, journaux). Et ensuite en enquêtant (terrain, observation directe, entretiens, etc.)… Mes textes sur l’inscription sociale du vélo dans la France sont donc un mélange de tout cela. Mon découpage en trois séquences est une manière de voir plus clair. Le vélo n’est pas un objet transhistorique. Il a des fonctions différentes selon les époques.
- Le Tour de France se situe au cœur de votre approche. Comment analysez-vous le fait que c’est au moment où l’épreuve sportive semble au plus mal que le vélo au quotidien semble retrouver un second souffle ?
Le Tour de France n’est au cœur de mon approche que pour comprendre le deuxième âge du vélo, celui de la vitesse populaire. Le Tour de France cycliste est, pour moi, un révélateur majeur de la culture populaire de la France du vingtième siècle. C’est une épopée vivante, une grande fête du vélo au moment des vacances. C’est aussi un feuilleton qui produit, depuis 1903, une littérature insolite, orale et populaire, par le biais des mass-médias réunis… Mais depuis les années 1990, le Tour de France reste trop ancré dans la ruralité française. Il sait mal utiliser, de manière positive, le nouveau symbolisme du vélo, machine écologique.Ce nouveau symbolisme lui serait pourtant utile pour comprendre les nouveaux cyclistes urbains et pour sortir de la crise qu’il traverse, en tant que spectacle sportif… D’ailleurs on pourrait dire que le vélo au quotidien, à l’intérieur des villes, retrouve un troisième souffle – et non un «second»…
- C’est-à-dire ?
C’est-à-dire qu’à Paris, par exemple, il y a eu trois grands moments cyclistes : les années 1890-1900, avec les étudiants et les intellectuels ; les années 1930-1940-1950, avec les ouvriers des banlieues mais aussi les problèmes de locomotion dus à la guerre ; et nous sommes peut-être à l’aube d’une nouvelle mode en ces années 2010. Une mode ressemblant, peut-être, aux années 1890-1900 ?
- Quelles seraient ces prochaines séquences à venir, selon vous ?
Maintenant, et pour longtemps encore, la bicyclette incarne la possible sagesse des valeurs industrielles. Qu’est-ce que le progrès ? Le mythe fondateur de la civilisation occidentale vole aujourd’hui en éclat. Pourquoi aller vite ? Pour aller où ? Quelle société veut-on construire ? La démesure technologique est le piège. Depuis deux siècles, «l’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération*». Le vélo peut – doit – nous aider à ralentir.
* Cf sur ce thème Hartmut ROSA, “Accélération, une critique sociale du temps“, Paris, La Découverte, 2010, 478 p. « Le rythme de la vie s’est accéléré et, avec lui, le stress, la frénésie, et l’urgence. (…) Nous n’avons pas le temps, alors même que nous en gagnons toujours plus ».
Propos recueillis par Anthony Diao