Au sommaire :
- Initiative : 100 ans de la FFVélo
- Dossier : Sécuriser les trajets à vélo en territoires peu denses
- Pause-vélo : Les Roues de l’avenir
L’annonce des 27 lauréats du premier appel à territoires cyclables aura été l’un des nombreux évènements vélo de l’année 2023. En écho, Vélo & Territoires consacre son premier dossier de 2024 aux aménagements et liaisons cyclables en territoires peu denses, levier essentiel de la sécurisation des trajets. L’occasion d’explorer des actualités marquantes et d’approfondir des initiatives prometteuses, car c’est bien dans ces territoires et leur diversité que se logent les plus grands défis pour rendre la France cyclable. L’enjeu ? Faire la démonstration que pour les territoires moins densément peuplés aussi, c’est possible.
La notion de « territoires peu denses » dans ce dossier désigne volontairement une large diversité de territoires : périurbains, ruraux, littoraux, montagneux, en opposition aux grands centres urbains denses. Ces territoires rencontrent un frein commun au développement de la pratique cyclable : le manque de sécurité à vélo généré notamment par l’absence d’aménagements et un différentiel de vitesses trop élevé avec les véhicules motorisés dans la circulation générale. La mise en œuvre d’itinéraires sécurisés s’y impose donc comme un préalable indispensable au développement de la pratique et d’un véritable système vélo. Là encore, les collectivités, aussi diverses soient-elles, font face à des freins et impératifs communs : financiers, techniques, environnementaux, sobriété foncière… Pourtant, on ne le répètera jamais assez, même dans les territoires les moins denses près de la moitié des déplacements quotidiens font moins de 5 km¹.
Rendre ces territoires cyclables devra passer par la création de nouveaux aménagements et ouvrages, parfois coûteux, essentiels aux continuités. Cela prend du temps. Dans une période où des solutions techniques sont encore à affiner, le premier appel à territoires cyclables offre une nouvelle réponse financière, de la visibilité pluriannuelle et des espaces de démonstration aux collectivités. Rendre les trajets à vélo sûrs en territoires peu denses, c’est aussi repenser l’espace alloué à la voiture, requalifier la voirie et les chemins, hiérarchiser les réseaux… Les solutions existent, répartir plus équitablement l’espace entres les différents modes de déplacement est une idée qui fait son chemin, et pas qu’en ville.
Les lauréats du premier appel à territoires cyclables ont été dévoilés quelques jours avant les fêtes de Noël. Une belle récompense pour 27 intercommunalités lauréates réparties sur les 13 régions métropolitaines et la Guadeloupe, dont quatre adhérentes au réseau Vélo & Territoires. Elles ont été 129 à déposer une candidature, souvent de grande qualité. Un vif succès qui démontre une volonté politique des territoires d’inscrire le vélo dans le quotidien. Pour répondre aux attentes, l’enveloppe initialement allouée a même été réhaussée, passant de 100 à 125 millions d’euros, et ce dès cette première édition. Concrètement, les collectivités lauréates bénéficient, pour les six années à venir, d’un accompagnement financier de l’État pour déployer leurs programmes d’aménagements cyclables de manière amplifiée et accélérée. En contrepartie, elles devront satisfaire à des exigences de qualité technique et communiquer sur leurs réalisations afin d’inspirer d’autres territoires, diffuser la culture du vélo et se porter territoires démonstrateurs. Cet appel à projets pluriannuel, inédit dans sa forme, démontre que pour les collectivités, « prévoir c’est pouvoir ».
Vélo & Territoires et le Club des villes et territoires cyclables et marchables animeront un Club des territoires démonstrateurs pour favoriser le partage d’expériences et l’émulation, inspirer, stimuler, donner une visibilité, diffuser les bonnes pratiques et raconter les parcours de ces territoires pendant la durée de l’accompagnement.
Coordonnateur interministériel pour le développement du vélo et de la marche
Il y a eu deux origines. D’abord il y a le souhait des associations d’élus comme Vélo & Territoires d’avoir une alternative aux appels à projets, ceux-ci étant souvent perçus comme lourds, même s’ils ont du succès. L’autre volonté est d’avoir des territoires de référence en dehors des grosses agglomérations qui soient des repères pour les territoires voisins. Car si les choses avancent significativement dans les grandes agglomérations, c’est moins uniforme dans les villes moyennes et les territoires peu denses. Une fois ceci posé, les choses sont allées relativement vite. L’idée a été mise sur la table à l’été 2022, au moment de la formation du nouveau gouvernement. L’appel a ensuite été annoncé en mai 2023 lors du premier comité interministériel vélo et marche, et les lauréats ont été dévoilés en décembre de la même année.
Nous sommes doublement satisfaits. Nous ne savions pas où nous mettions les pieds avec ce nouveau format, hormis le fait que l’enveloppe budgétaire de départ nous permettait de retenir une vingtaine de candidatures – cette enveloppe est d’ailleurs passée de 100 à 125 millions d’euros avant même la fin de cette première édition, ce qui prouve à quel point le ministère des Transports a été sensible à cet élan. Au final ce sont 129 communautés de communes et communautés d’agglomération qui ont candidaté. Le niveau d’engagement pour rendre le territoire cyclable est très fort et la représentativité géographique est conforme à nos attentes, avec à la fois des territoires ruraux, périurbains, du littoral, de la montagne, en outre-mer.
Une deuxième édition est effectivement prévue au printemps 2024. Nous restons attentifs à deux grands principes. Le premier est celui de la répartition sur l’ensemble du territoire national, outre-mer compris. Le second est celui de la sélection par l’ambition, puisque le choix des lauréats repose à la fois sur l’approbation d’un schéma directeur cyclable, mais aussi sur une ambition en termes de quantité d’aménagements cyclables prévus et de qualité de la politique vélo dans son ensemble. Pour être le plus pertinent possible, j’encourage les collectivités à se rapprocher de leur DREAL. Un point important, enfin, et qui est également valable pour les 27 lauréats de cette première édition : nous serons exigeants sur la qualité des réalisations délivrées au terme des six ans pour lesquels ils ont été récompensés. Des audits seront effectués en ce sens et les versements y seront conditionnés. Cette distinction les engage, la balle est à présent dans leur camp pour réussir ce challenge collectif de faire du vélo une alternative à la voiture utilisée seule dans tous les types de territoires.
Entretien avec Valentin Belleval, président de Cœur de Flandre agglo
À quand remonte l’engagement de votre collectivité en faveur du vélo sur votre territoire ?
Cet engagement est à vrai dire aussi ancien que l’existence de la collectivité, laquelle a pris plusieurs formes depuis 2014 jusqu’à devenir Cœur de Flandre agglo au 1er janvier 2024. Fin 2018, déjà, nous nous sommes positionnés comme territoire expérimental dans la foulée de l’adoption du Plan national vélo et avons proposé à nos habitants une aide à l’achat de VAE. Cette aide a perduré jusqu’au 1er janvier 2024 et a permis de financer plusieurs milliers de dossiers. L’autre axe fort est bien sûr l’approbation en juillet 2021 de notre schéma directeur cyclable.
Quelles sont les caractéristiques de votre territoire ?
La physionomie de notre territoire fait qu’il s’adresse autant à la pratique touristique du vélo qu’à son approche en tant qu’alternative à la voiture dans les déplacements du quotidien. Tout l’enjeu pour nous est de coordonner nos polarités urbaines sur les secteurs d’Hazebrouck et de Bailleul-Nieppe, et tout ce qu’elles impliquent en termes de rabattements vers les gares, les établissements scolaires ou les centres hospitaliers, avec des portions plus rurales ou plus escarpées comme autour de Cassel ou des monts des Flandres. Le tout en tenant compte de la concurrence proposée par nos voisins belges, dont le développement très avancé des itinéraires touristiques a un fort pouvoir d’attraction. Cette offre transfrontalière entre évidemment en ligne de compte dans l’élaboration de notre politique cyclable.
En quoi cet appel à territoires est-il un atout pour la collectivité ?
Nous sommes très honorés par cette distinction. Notre schéma directeur avait identifié 175 km d’aménagements cyclables à réaliser entre 2021 et 2030. Si nous avions des projets où nous avions déjà la maîtrise foncière et très peu d’aléatoire, ce dispositif permettra d’accélérer la réalisation de certains aménagements, notamment celle de plus de vingt kilomètres du territoire et des liaisons entre nos différents pôles urbains.
Au-delà de l’infrastructure, quelles autres mesures sont prévues pour développer la pratique ?
Nos usagers ont beaucoup d’attentes en matière de stationnements sécurisés et couverts, notamment dans les pôles d’échanges multimodaux. Nous mettons également l’accent sur les actions de sensibilisation comme le dispositif Savoir Rouler à Vélo, ainsi que sur tout ce qui concerne le marquage au sol et la signalétique.
En tant que territoire « pilote », quelles actions envisagez-vous pour diffuser la culture vélo au-delà de votre territoire ?
Nous mettons depuis longtemps en avant la marque Flandre terre de cyclisme. Elle est par exemple valorisée lors d’évènements sportifs comme les championnats de France de cyclisme sur route que nous avons accueillis en juin 2023 à Hazebrouck et Cassel, lors des Quatre jours de Dunkerque ou du Tour de France, dont l’édition 2025 passera deux fois sur notre territoire. Cette communication auprès du grand public ne peut qu’aller crescendo. Cette distinction montre à nos administrés que les sommes investies sont reconnues et valorisées non seulement par l’État, mais aussi par des organismes spécialisés. Et ça c’est extrêmement stimulant.
La France compte 1,1 million de kilomètres de voiries. La plupart relèvent de la compétence des communes et départements, ce qui n’est pas sans leur poser de difficultés et peser sur leurs budgets notamment en matière de budget entretien. Sur ce million de kilomètres, seuls 2 % relèvent du réseau principal (autoroutes et routes nationales), le reste appartenant au réseau secondaire, départemental et communal². Ce réseau, aux configurations variables, concerne une quantité de voiries peu voire très peu circulées. Leur potentiel de requalification mérite d’être étudié finement dans les territoires. Des outils réglementaires et techniques existent. Les collectivités sont prêtes à engager les réflexions et à expérimenter avec ces solutions peu coûteuses, adaptées à de nombreux territoires. Ces initiatives, encore timides, doivent se multiplier. Les solutions sont parfois à ajuster, voire à inventer par le biais de l’expérimentation pour répondre à toutes les réalités territoriales. Au-delà des collectivités, les associations d’usagers y voient également une opportunité pour agir rapidement, qualitativement et à moindre coût, sur la sécurité des cyclistes hors agglomération. La réutilisation du maillage existant est d’ailleurs au cœur de la note de position de la Fédération française des usagers de la bicyclette (FUB). Tour d’horizon de quelques actualités récentes en la matière.
Entretien avec Thibault Quéré, responsable du plaidoyer à la FUB
La FUB publiait en novembre 2023 sa note de position pour assurer la sécurité des cyclistes en milieu rural. Ce plaidoyer pour les territoires ruraux a reçu un fort écho médiatique, illustrant une fois de plus les dynamiques à l’œuvre dans les territoires. S’il ne s’agit pas d’un guide de recommandations techniques, ce document propose des solutions, des idées d’aménagements à moindre coût pour les territoires les plus ruraux. Plus qu’une approche par l’infrastructure, la FUB recommande une approche par les usages tout en faisant de la sobriété foncière et financière un principe d’action par la réutilisation de la voirie existante.
La FUB mise sur le plan de circulation pour sécuriser les aménagements dans les territoires ruraux. En quoi cette solution répond-elle aux réalités territoriales des collectivités peu denses ?
Nous faisons face aujourd’hui à une tension forte entre deux constats. D’un côté, l’enjeu central de la sécurité routière hors agglomération. Cette notion de danger réel va de pair avec l’envie forte des citoyens de se déplacer autrement qu’en voiture. L’autre constat est celui du danger perçu par les usagers, qui les fait hésiter au moment de passer au vélo. La FUB a travaillé pendant un an pour essayer d’apporter les meilleures réponses possibles à ces deux types de danger et de tracer des perspectives qui impliquent les habitants des territoires ruraux. Quelle est la place de la voiture ? Où a-t-elle droit de cité et, en miroir, où n’est-elle pas indispensable ? C’est en ce sens que le plan de circulation nous apparaît comme la meilleure réponse globale possible pour pallier le manque de moyens et d’ingénierie des collectivités. Travailler à partir de l’existant reste le plus sûr moyen de s’épargner le cercle vicieux de l’inaction.
La seconde notion est la réutilisation des chemins agricoles. Comment garantir la lisibilité et la sécurité sur ces aménagements ?
Dès lors qu’il y a partage de la route, il est important de veiller à ce que le trafic automobile soit, s’il n’est totalement supprimé, à tout le moins réduit, et que la vitesse soit limitée. Notre cible prioritaire est le trafic de transit, qui fait de petites voiries rurales des raccourcis pour automobilistes pressés. En complément, il faut s’attaquer à la question des vitesses. Aucun partage de voirie n’est possible lorsqu’un véhicule roule au-dessus de 50 km/h. Aucun. Imaginez-vous un enfant aller au collège à vélo dans ces conditions ? De nombreux outils sont à notre disposition pour permettre cela : filtres modaux, rétrécissement de la chaussée, pose de panneaux de type B7b pour interdire la circulation à l’ensemble des véhicules à moteur, marquage au sol, instauration de contrôles… L’important est d’envoyer des signaux qui réincitent et relégitiment les cyclistes sur les voiries hors agglomération. La communication avec les riverains est également un préalable indispensable.
En tant que représentant d’usagers, avez-vous des conseils à donner aux collectivités avant de se lancer ?
Déjà, se dire que c’est la meilleure alternative au regard des contraintes financières et foncières qui pèsent sur elles. Cela permet des résultats rapides dans la perspective de transformer le territoire. Aucun cycliste ne souhaite patienter dix ans pour être mis en sécurité. C’est maintenant qu’il faut agir. En parallèle, il importe d’assumer de limiter la vitesse et de diminuer le flux des automobiles, tout en travaillant en concertation avec les habitants et les associations pour comprendre et cartographier au mieux leurs usages et leurs priorités. Au premier rang de ces priorités il y a l’accès aux collèges, aux gares et aux pôles d’échanges multimodaux, ainsi que les liaisons vers les commerces, les lieux de loisirs et les services publics. Sobriété foncière et financière sont au cœur de nos propositions. C’est le sens de l’Histoire en ces temps où le carburant n’a jamais coûté aussi cher. Formulons le vœu que de plus en plus de collectivités s’en emparent.
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Le département de la Manche a initié une étude expérimentale de son réseau de voiries en 2023. L’objectif ? Identifier le potentiel de requalification de ses routes départementales en voies vertes afin de mettre à disposition des collectivités locales un nouvel outil dans le déploiement de leurs schémas directeurs cyclables. Une solution prometteuse pour répondre à des contraintes budgétaires fortes dans un territoire peu dense au maillage routier important.
Étudier ce réseau routier de 7 800 km de voiries réparties en quatre classes, du réseau structurant au réseau local, commençait par l’élaboration d’une méthodologie. Le choix a été fait d’analyser dans un premier temps le réseau local et le réseau cantonal non marqué à l’axe, qui sont les moins circulés. Pas moins de 4 000 km de voiries à étudier. « L’approche est nouvelle, il nous fallait trouver des critères pertinents sans être trop restrictifs », explique Arnaud Morazin, chargé de projet infrastructures vélo au département de la Manche. Avec l’aide des agences techniques départementales, ces 4 000 km de voiries sont analysés depuis 2023 selon les critères suivants: l’absence de desserte d’activité touristique et commerciale sans itinéraire alternatif, l’absence de transit lié aux réseaux de bus, et le faible trafic. Arnaud Morazin précise que « ce travail cartographique permet un premier filtre. Il faudra ensuite poursuivre ces analyses au cas par cas pour s’assurer que les conditions de sécurité sont suffisantes et compatibles avec une requalification. »
Sans attendre les résultats de ce diagnostic, la démarche a largement été partagée aux collectivités locales et a été accueillie avec enthousiasme par au moins deux communes. Dès novembre 2023, deux sections de routes départementales ont été requalifiées pour une première expérimentation : 3,3 km à Saint-Sauveur-Villages et 1,3 km à Dragey-Ronthon. Dans ces deux communes, de respectivement 3 500 et 817 habitants, « ces premières requalifications allaient de soi, puisque les communes avaient déjà identifié le potentiel de ces axes comme support de leurs liaisons cyclables ». Ces deux sections requalifiées remplissent l’ensemble des critères d’études : une faible circulation – 215 véhicules par jour pour la section la plus circulée – et des routes capables d’absorber le report de trafic en parallèle.
En matière de signalisation, « nous restons pour l’heure assez sobres », indique Arnaud Morazin. La matérialisation de cette modification du statut de la route, officialisée par l’arrêté de circulation, doit permettre aux riverains, y compris agriculteurs, d’accéder à ces voies. Le choix a été fait d’une signalétique verticale : panneau voie verte, interdiction à tout véhicule sauf riverains. Elle est accompagnée d’un marquage au sol avec un logo voie verte aux entrées de voies. À l’usage, les entrées de ces voies pourront être améliorées. « On réfléchit notamment à un marquage plus important avec un logo agrandi et éventuellement une bande de résine ou un damier pour mieux marquer la différence avec une route départementale classique », témoigne Arnaud Morazin. Ces nouveaux aménagements autorisés par l’évolution réglementaire sont néanmoins sources de débat. La dénomination « voie verte » pour une voie restant ouverte aux circulations automobiles soulève des questions. « Des échanges ont été menés à ce sujet entre le Département et les associations d’usagers, notamment l’Association française pour le développement des véloroutes et voies vertes, mais à l’heure actuelle les possibilités réglementaires ne permettent pas au Département d’utiliser une autre dénomination. »
« Il s’agit d’une expérimentation. Nous sommes confiants, mais nous n’avons pour l’heure aucune garantie de succès », avertit Arnaud Morazin. « Nous suivrons de près ces premiers essais dans les mois à venir. » Des comptages (cycles et véhicules motorisés) et relevés de vitesses seront réalisés. « La circulation de transit est probablement faible, il est donc possible qu’elle baisse peu. Cela doit être vérifié par les comptages, tout comme le respect des 30 km/h, qui est l’élément principal pour la sécurisation des circulations en modes actifs. » En cas de non-respect, le Département étudiera les possibilités d’aménagements contraignants pour réduire les vitesses. La démarche fait son chemin et d’autres communes pourraient d’ores et déjà s’y joindre.
Vice-président délégué aux Déplacements au conseil départemental de la Manche
Comment est née cette initiative ?
Cette démarche était inscrite dans le projet de mandature aux élections départementales de juin 2021. La collectivité avait déjà élaboré un plan vélo, mais nous avions tous fait le constat qu’il était nécessaire de l’accélérer. Second constat : les intercommunalités et l’ensemble des habitants attendent beaucoup des infrastructures départementales pour développer les déplacements actifs. C’est d’ailleurs un des éléments forts de la concertation départementale sur les déplacements que nous avons menée entre novembre 2022 et janvier 2023 : les Manchoises et les Manchois demandent des infrastructures dédiées pour développer leur pratique du vélo. Ensuite, la loi ZAN (Zéro artificialisation nette) ne nous permettra plus, à terme, de développer autant d’aménagements nouveaux que par le passé. Nous avons la chance de bénéficier encore du plus important linéaire français de haies bocagères, encadrant le plus souvent des routes étroites. En envisageant les choses sous un autre angle, nous garantissons leur préservation.
En quoi cette approche répond-elle aux besoins et aux caractéristiques du territoire manchois ?
Notre territoire est plus long que large et il est très côtier. Bien que nous soyons le département français possédant le plus grand linéaire de routes départementales avec 8 000 km, sa couverture n’est pas uniforme. Parmi celles-ci, 4 000 km sont d’intérêt local et cantonal et sont, pour la plupart, peu circulés. Elles ont été goudronnées dans les années cinquante et sont issues du bocage normand historique. Comme il est très onéreux de créer un aménagement cyclable en site propre hors agglomération, la réutilisation de ces axes répond au double enjeu de sobriété écologique et économique.
En quoi cette démarche s’inscrit-elle dans la continuité de la politique cyclable départementale ?
Depuis 2007, le Département a mené plusieurs actions dans l’objectif de déployer un réseau cyclable d’intérêt départemental (RCID). Ces dernières années, plusieurs EPCI ont adopté des schémas directeurs cyclables. L’ambition commune est de développer les opportunités d’associations avec les autres grands itinéraires et de tendre vers 500 km de voies vertes dédiées dans le cadre de ce RCID à vocation essentiellement touristique. L’autre volet du plan départemental est la promotion de la pratique du vélo, notamment à destination des collégiens. Nous avons piloté un audit concernant l’accès aux collèges, ainsi qu’un partage des savoir-faire avec les communes et les intercommunalités.
Comment avez-vous procédé ?
Nous avons depuis le début de la mandature la volonté de nous inspirer de ce qui se fait ailleurs, en France comme à l’étranger, afin d’accélérer notre action sur le plan vélo. Je pense notamment aux green lanes de Jersey. Nous nous sommes appuyés sur le décret du 22 avril 2022 relatif aux voies vertes qui, en assouplissant les règles, permet aux territoires maillés comme le nôtre par un réseau routier dense d’envisager de nouvelles options pour le développement des mobilités actives. Enfin, nous avons augmenté les effectifs dédiés à notre plan vélo, passant de quatre personnes durant la précédente mandature à sept aujourd’hui.
Comment gérez-vous les enjeux sécuritaires générés par les raccourcis automobiles suggérés par les applications de type Waze, qui renvoient précisément les automobilistes vers ces itinéraires peu fréquentés en cas d’engorgement sur les axes principaux ?
C’est effectivement un enjeu de classer ces axes en voies vertes afin qu’ils ne soient plus proposés aux utilisateurs de ces applications. Sur le terrain, nous supprimons la signalisation directionnelle routière qui guidait les automobilistes sur ces routes devenues voies vertes et rappelons l’interdiction de circuler pour les non riverains par la mise en place de panneau d’interdiction à tout véhicule sauf riverains. Les applications sont mises à jour, donc à terme, elles ne devraient plus proposer les itinéraires concernés par ces voies. Notre département est découpé en cinq zones gérées chacune par une agence technique départementale. Nous effectuons un recensement pour déterminer quelles sont les routes qui pourraient passer en voie verte. Nous expérimentons. Si ça ne marche pas, c’est déjà un enseignement. Depuis l’enfance nous savons que tomber c’est apprendre.
Comment la démarche a-t-elle été accueillie au sein du Département et par les collectivités locales ?
Il y a évidemment eu quelques réticences et c’est à nous de faire de la pédagogie. Notre initiative permet de développer le réseau cyclable à budget maîtrisé, tout en restant ambitieux, ce qui intéresse vivement les communautés de communes engagées dans des schémas directeurs cyclables. Les prochains retours de nos agences techniques nous en diront davantage sur notre capacité de linéaire à l’échelle de la Manche. Nous attendons également de voir comment s’en saisissent les collectivités locales. Nous sommes dans une démarche de test : commencer petit mais viser grand.
Quelles sont les perspectives à terme ?
Nous ambitionnons de passer de 280 km actuellement à 500 km de voies vertes d’ici la fin de la mandature. Cela permettra de montrer l’exemple. Nous voulons clairement nous intégrer dans une démarche collective et globale qui va de pair avec la transition écologique.
La communauté de communes du Clunisois, vaste territoire de 14 452 habitants en Saône-et-Loire, a initié une concertation « Vélo pour tous » en 2020. Cette dernière a abouti à une carte d’itinéraires cyclables conseillés. Un résultat qui pourrait se rapprocher de l’étude du réseau routier du département de la Manche, mais avec une méthodologie différente. Zoom sur cette démarche lauréate AVELO 1.
La communauté de communes incarne la ruralité et la faible densité. Ce vaste territoire vallonné est réparti sur 41 communes, dont la moins peuplée ne compte que vingt habitants. Avec ces distances importantes, le dénivelé et l’absence quasi-totale d’aménagements cyclables au lancement de la politique cyclable en 2019, rien ne semble prédisposer le territoire à une pratique cyclable. Pourtant, la communauté de communes dispose tout de même de quelques leviers. La voie verte historique Givry-Cluny – la première française – qui se prolonge aujourd’hui au-delà des deux villes et traverse cinq communes du territoire en est un. La structuration de l’association d’usagers La Vie Cyclette en Clunisois, forte de ses 200 adhérents à ce jour, en est un autre. La collectivité s’appuie largement sur l’expertise des usagers dans l’élaboration de sa politique cyclable.
Partant de rien en matière d’aménagements cyclables, à l’exception de la voie verte historique, la Communauté de communes a engagé une concertation pour élaborer son schéma directeur des aménagements cyclables en partenariat avec l’association La Vie Cyclette en Clunisois. L’occasion d’en savoir plus sur les cyclistes du territoire, même occasionnels, et de cartographier leurs itinéraires. Environ 100 contributions ont été récoltées via une cartographie en ligne et une cartographie IGN diffusée lors des ateliers de concertation dans les villages.
La phase d’agrégation des données a mis en évidence les trajets privilégiés par les habitants dans leurs déplacements. Dans un premier temps, « c’était intéressant de voir et de montrer que dans chaque petite commune il y a des habitants qui se déplacent à vélo », témoigne Juliette Grolée, chargée de mission Mobilité à la communauté de communes du Clunisois, et ce, « malgré des caractéristiques territoriales présumées contraignantes pour la pratique cyclable ». Mais l’agrégation et l’étude fine de ces données ont aussi eu le mérite de faire ressortir les voiries peu circulées du territoire. « Ce réseau de routes empruntées par les cyclistes concerne en grande majorité des routes départementales secondaires avec moins de 1 000 véhicules par jour », indique Juliette Grolée. Une manière détournée et accessible pour la collectivité, qui n’est pas gestionnaire de voiries, d’identifier les potentiels cyclables des routes de son territoire.
À partir de ces données agrégées, une cartographie des itinéraires conseillés a été réalisée par la collectivité. Elle a également été adaptée en Chronomap. Selon Juliette Grolée, « la démarche a montré aux habitants que ces trajets alternatifs à vélo existent ». Le travail réalisé sert de socle au plan vélo de la collectivité. L’ambition ? Rendre ce réseau conseillé visible et sécuriser les itinéraires en réalisant progressivement le jalonnement des itinéraires en lien avec le département de Saône-et-Loire. « On y va petit à petit, cela suscite toujours des réactions localement et demande de la pédagogie », témoigne la technicienne. Pour pleinement sécuriser les trajets à vélo et garantir les continuités, la Communauté de communes ne pourra pas s’affranchir de la construction de nouveaux aménagements en site propre sur certaines sections aux conditions de trafics jugées incompatibles avec un partage de la route.
Entretien avec Thomas Jouannot, directeur de projets modes actifs au Cerema
À l’instar du conseil départemental de la Manche ou de la communauté de communes du Clunisois, de plus en plus de collectivités s’emparent de leurs réseaux de voiries existants pour ouvrir des liaisons cyclables. Comment le Cerema voit-il ces expérimentations ?
En soi, l’utilisation de voiries existantes n’est pas une nouveauté. C’est même quelque chose que le Cerema, et même anciennement le Certu, recommande de longue date. Dans l’absolu, l’objectif reste toujours le même : avoir des aménagements cyclables les plus sécuritaires et confortables possibles. Transformer une voirie motorisée en voie verte est une des manières d’atteindre cet objectif. Le changement de statut est alors de la responsabilité du pouvoir de police de circulation.
En quoi tout ceci est-il néanmoins innovant ?
La vraie nouveauté à laquelle nous assistons, c’est la volonté d’analyser l’ensemble des voiries à potentiel de requalification et, surtout, la mise en œuvre d’un plan de circulation hors agglomération favorable au vélo, qui suppose de coordonner les différentes autorités investies du pouvoir de police, à savoir les départements, les intercommunalités, les métropoles et les communes et, parfois, l’État.
Le Cerema envisage-t-il de produire de nouvelles recommandations à ce sujet ? Comment prendre en compte la diversité des réalités territoriales ?
Pour l’heure, nous restons déjà à l’écoute des territoires pour identifier les manques et les besoins d’évolution de nos recommandations, pour contribuer à l’évaluation de mesures innovantes et pour faire évoluer les recommandations si nécessaire. Dans tous les cas, il sera intéressant de mesurer l’acceptabilité sociale de telles mesures et de contrôler l’effectivité des interdictions. Proscrire le transit motorisé peut occasionner des malentendus qu’il est important d’anticiper. Par ailleurs, il sera intéressant de suivre et d’évaluer la concrétisation du plan de circulation hors agglomération dans les territoires. Car si, en agglomération, il y a unicité du pouvoir de police dans l’immense majorité des cas, le gros défi se situe hors agglomération où le réseau est géré par une multitude d’autorités qu’il s’agit de coordonner.
À court terme, dans l’attente de recommandations techniques officielles, quelles pourraient être les premières préconisations du Cerema pour les collectivités ayant ce type de projets ?
Il est important de capitaliser les retours d’expérience afin de produire les recommandations les plus utiles possibles. À cette fin, le Cerema Normandie Centre a lancé un appel à manifestation d’intérêt dans les régions Normandie et Centre Val-de-Loire, que nous envisageons d’élargir au territoire national. Car, si en plus du conseil départemental de la Manche nous trouvons des territoires intéressés pour expérimenter, il y aura des retours d’expérience à formaliser et donc des enseignements à en tirer. Nous devons toutefois veiller à ce que cette solution ne devienne pas l’alpha et l’omega d’une politique cyclable. Il y a effectivement un vivier considérable de voies potentiellement dans cette situation et il est important de se saisir de ces opportunités. Mais, de par leurs caractéristiques (trafic motorisé, vitesse, caractère direct de l’itinéraire…), certaines routes nécessitent vraiment des aménagements séparés. Il est important d’y veiller.
Quelles solutions techniques et réglementaires existent à ce jour pour requalifier des routes ou chemins ?
L’éventualité de devoir composer avec cette mixité vélo et voiture fait partie de la boîte à outils existante. Elle est comprise dans le Cahier des charges pour le développement des véloroutes de Vélo & Territoires, dans le cahier Rendre sa voirie cyclable du Cerema, ainsi que dans les recommandations à venir de la DGITM (Direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités). Activer une voie verte, c’est-à-dire requalifier des petites routes communales et interdire tout véhicule motorisé sauf ceux nécessaires à la desserte, c’est déjà possible, et depuis longtemps. En 2014 par exemple, les mêmes causes avaient produit les mêmes effets sur les deux kilomètres de tronçon séparant les communes de La Pommeraye et de Montjean-sur-Loire dans le Maine-et-Loire. Contraindre les usagers motorisés, en soi, ce n’est jamais évident, car il faut voir ensuite comment ils acceptent les différents détours que ça implique. La grande nouveauté de la démarche d’un Département pionnier comme celui de la Manche est que, cette fois, il semble qu’on envisage de déployer cette solution à l’échelle entière du territoire.
Les efforts à déployer pour proposer un maillage cyclable fin sur l’ensemble du territoire français sont considérables, mais la dynamique est indéniablement enclenchée dans des territoires de moindre densité. Alors que la doctrine en matière d’aménagements cyclables semble encore mouvante, la place laissée à l’expérimentation y est grande. Les collectivités conduisent en conscience des démarches de plus en plus volontaires autour de la requalification de leurs réseaux routiers. Des initiatives, qui posent leur lot de défis en termes de gouvernance, d’acceptabilité, mais aussi de continuité, de sécurité, de confort et de lisibilité des itinéraires cyclables. Vélo & Territoires invite les collectivités à se saisir de ces opportunités pour stimuler collectivement un nouvel imaginaire autour de la route de demain et accélérer le chemin vers une France cyclable.
Anthony Diao et Lucille Morio
¹La France à 20 minutes à vélo, étude BL Évolution, janvier 2022
²237 8 906 km sont des départementales et 704 942 km des voiries communales – en 2021. www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-transports-2023/34-infrastructures-de-transport
Le dossier « Sécuriser les trajets à vélo en territoires peu denses » a été réalisé avec le soutien financier de l’Ademe.
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