Pierre Lortet
Extrait de Vélo & Territoires, la revue n°61
Compagnon de route des premières heures – et même avant ! – de Vélo & Territoires, le Chambérien n’avait jusqu’ici jamais accepté de lever publiquement le voile sur un parcours qui se devinait pourtant passionnant. Après des années de travail au corps, les vingt bougies de Camille Thomé aux manettes de l’association lui ont fait accepter de se prêter au jeu. Et ça valait le coup d’attendre !
Vélo & Territoires, qu’est-ce que ça évoque pour vous ?
D’abord, c’est l’évolution d’un nom. J’ai connu l’ADC (Association des départements cyclables) des débuts puis, à partir de 2009, les DRC (Départements & Régions Cyclables) et enfin, depuis 2018, Vélo & Territoires… Difficile de me souvenir de tout ce qu’il s’est passé en vingt ans, sinon à la manière de cette longue litanie de Georges Pérec telle que Sami Frey l’égrenait au théâtre : « Je me souviens de… » Je me souviens de la toute première commission au conseil général du Rhône avec Patrick Diény, Jean-Loup Ferrand, Christian Weissgerber, Lydie Nadvorny… Nous élaborions des fiches techniques pour les aménagements cyclables avant que le ministère ne s’empare du sujet. Je me souviens de surgir un matin dans le bureau de Patrick Diény avec un logo pour l’ADC, que j’avais imaginé la veille au soir. Je me souviens de l’avoir fait évoluer plusieurs fois par la suite, en l’appliquant sur différents supports. Je me souviens de l’avoir décliné sur de nombreux supports, cartes de visite, cartes de vœux, diaporamas à projeter… Je me souviens – mais pas précisément ! – de toutes ces expositions dont j’avais la responsabilité pour les Rencontres : recherche de participants, étude des lieux, plan, mise en place, surveillance. Je me souviens de quelques créations étranges : des T-shirts pour l’équipe ou un faux panneau directionnel pour animer un stand ADC. Je me souviens avoir descendu le Rhône à vélo en délégation DRC VIP (avec Alain Spada !), d’Annecy à Montpellier – avec quelques transferts ! Je me souviens bien sûr de ces dizaines de mises en page de la revue – une quarantaine, car je ne l’ai prise en charge qu’à partir du n° 10, je crois. Je me souviens de ces participations à des forums et notamment de superbes moments avec Camille à Séville. Bref, je me souviens surtout que j’ai oublié beaucoup de choses !
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au vélo ?
Je dirais par un faisceau de circonstances qu’il serait trop long de décrire. Je n’en évoquerai qu’une qui parlera au lecteur de la revue. Nous sommes à l’automne 1987. Une étrange piste cyclable de quatre kilomètres est à l’enquête publique à Chambéry. Ne rêvons pas ! Elle correspond à une obligation faite à l’État de restituer, peu importe où, une ancienne piste détruite par l’aménagement d’une voie express. Effectivement, la piste commence nulle part et finit nulle part. Il y avait simplement là, le long d’une rivière, une digue opportune qu’il n’y avait plus qu’à enrober… Je suis le seul à donner un avis sur le registre du commissaire enquêteur : cette piste n’aurait de sens que si elle était prolongée jusqu’à la ville d’un côté et jusqu’au lac du Bourget, distant de dix kilomètres, de l’autre. J’avais un modèle en tête : une greenway aux caractéristiques tout à fait similaires qui avait fait mon bonheur durant l’année que je venais de passer dans une petite ville “verte” de Boulder, Colorado. Bien sûr, ma remarque n’eut aucun effet, pas plus que les courriers envoyés dans les mois qui suivirent pour convaincre de l’intérêt d’une “avenue verte” – nom que j’inventai pour faire rêver. Jusqu’au jour où je frappai à la bonne porte, celle du département de la Savoie – eh oui ! Deux enquêtes publiques, plusieurs manifestations et onze années plus tard, l’avenue verte arrivait au lac et Michel Barnier coupait le ruban de l’inauguration.
Il n’est pas prouvé que cette aventure ait eu une quelconque influence sur le fait qu’il devint ministre de l’Environnement entre-temps, puis premier président de l’ADC – quoique ! Mais il est certain qu’elle a eu une grande importance pour moi, qui ai pu formaliser dans un rapport que le ministre m’avait commandé, le concept de “voie verte”, qui fit par la suite partout florès sous la houlette de l’ADC-DRC-Vélo & Territoires, et qui permit à des publics de tous âges et de toutes conditions de venir au vélo par plaisir – ce moteur fondamental des choix de comportements chez l’homme. Qui, aujourd’hui, ne connaît le mécanisme des circuits de la récompense ?
Quels ont été vos engagements relatifs à cette thématique ?
Ils ont pris plusieurs formes. Nous sommes toujours à Chambéry, à la fin des années quatre-vingt. Je découvre un vendredi matin près de chez moi une exposition en cours de montage intitulée “Transports de l’an 2000” qui, curieusement, ne parle que de train. Et pour cause ! Le responsable m’explique qu’il est cheminot, mais qu’à cela ne tienne, me dit-il : « Il reste un panneau vierge. Vous voulez parler de vélo ? Allez-y ! » Deux heures plus tard, j’avais reproduit le dessin d’une affiche que j’avais réalisée jadis pour la première journée nationale de la bicyclette de mai 1978, et je proposai en sous-titre de créer une association vélo… “Roue Libre“ – tiens, pourquoi pas ! Le dimanche soir, j’avais sous l’affiche les noms d’une cinquantaine de personnes qui voulaient s’inscrire et, de surcroît, l’appui de deux amis, le premier adjoint et le DGST de Chambéry. Pas de doute, même sans aucun goût pour le militantisme, il fallait se lancer. Mon engagement dans cette association s’est traduit notamment par la création d’un magazine – Vélo mag – qui m’a obligé à creuser le thème du vélo sous tous ses aspects, y compris en voyageant dans les pays les plus avancés dans le domaine du vélo. Cette “époque Roue Libre“ fut pour moi très formatrice, comme elle le fut ensuite pour Nicolas Mercat qui me succéda à la présidence. Il en découla des savoirs et des savoir-faire que je ne tardai pas à transformer en un métier aux multiples facettes qui m’a tenu en haleine de longues années, sans aucune lassitude. Le rêve d’un dilettante ! En effet, je pouvais étudier des schémas directeurs, rédiger des guides techniques ou baliser des itinéraires, mais tout aussi bien créer les premiers arceaux vélos avec Signaux Girod, organiser une compétition de VTT en Haute-Maurienne ou développer le bornage des cols routiers pour les cyclogrimpeurs. Et, bien
sûr, collaborer de façons diverses et variées avec l’ADC-DRC-Vélo & Territoires tout au long de ses
vingt années d’existence.
Quel regard portez-vous sur la question cyclable en général ?
Le vélo avait quasiment disparu de la circulation avant le choc pétrolier de 1974. Ce choc mondial avait eu, en France, comme heureux effet secondaire de le ressusciter et de pousser aux premiers
investissements dans les aménagements cyclables. Las ! L’embellie fut de courte durée et tout cessa lorsque le prix du baril vint à baisser. Mais, moins de vingt ans plus tard, le vélo renaissait sous la forme d’une nouvelle machine rutilante et passe-partout, à multiples vitesses indexées, le VTT, dont on pouvait tomber amoureux – ce qui m’était arrivé outre-Atlantique. Puis apparut une voie cyclable non identifiée – la voie verte. Puis le vélo en libre-service, puis le vélo à assistance électrique. Des budgets, des réglementations, des grands itinéraires et des fêtes s’ensuivent. Et, nouveau choc mondial – la Covid – et nouveaux heureux effets secondaires : la pratique du vélo explose et les financements affluent !
Et sur l’évolution de l’ADC-DRC-Vélo & Territoires au fil des années ?
Le changement d’échelle est spectaculaire. D’une juxtaposition de départements s’échangeant des
informations sur de modestes réalisations de voies vertes de quelques kilomètres, on est passé à un ensemble de territoires coopérant à la réalisation d’un enchevêtrement de véloroutes de niveaux européen, national et régional qui font le bonheur de cyclistes de plus en plus nombreux. Des comités d’itinéraires ont vu le jour, des partenariats de toutes sortes ont été institués, un observatoire et une plateforme ont été créés pour suivre, quantifier, mesurer, évaluer. On parle maintenant de milliers de kilomètres. De cent mille kilomètres dans dix ans. Deux fois et demie le tour du globe ! Autre évolution, le nombre de personnes à la tâche. Alfred Jarry avait mis cinq personnes – sur une quintuplette, cela va de soi – pour parcourir les dix mille miles séparant Paris d’Irkoutsk. Pour le défi auquel fait face Vélo & Territoires, ils sont dix à pédaler avec ardeur ! Aux manettes et la tête dans le guidon, Camille Thomé roule sans faiblir depuis vingt ans. J’étais sur la ligne de départ quand elle s’est élancée avec son maillot blanc de plus jeune engagée, aussitôt troqué contre le maillot vert du développement durable. Qui aurait alors imaginé qu’elle allait porter ce maillot aussi longtemps, être de toutes les échappées, prendre les bonnes roues, diriger une équipe toujours plus nombreuse pour l’adapter, en fine stratège, à toutes les situations de course, jouer habilement du dérailleur – “tout à gauche” pour faire face aux adversités, et il y en
a eu ! – et “sur la plaque” pour foncer chaque fois que le vent est favorable, comme en ce moment ! Crise du pétrole hier, crise sanitaire aujourd’hui – le vélo a chaque fois aidé à faire face, et son usage a fait de grands bonds en avant. Une autre crise couve, qui demain deviendra de plus en plus prégnante : la crise climatique. Le vélo sera encore là, il aidera, et son usage fera de nouveaux bonds. Mais cela ne se fera pas tout seul. Nul doute que Vélo & Territoires et tout le groupe national vélo seront mobilisés – ils le sont déjà.
Propos recueillis par Anthony Diao